Cette histoire est inspirée de faits réels.
Six heures du matin, comme tous les matins, je me lève, avale un café vite fait, allume la télévision sur BFMTV. En fait non, j’allume la télévision avant même d’avaler mon café. C’est comme ça, c’est mon job. Il y en a qui dise que c’est une addiction, mais non, c’est mon job. Je suis journaliste, spécialiste des faits divers. J’aime le sang quand il coule chez le voisin, celui de proximité, celui qui semble si quotidien, ordinaire, qu’il ne devrait pas être. Il y en a qui dise que c’est malsain. Je ne crois pas. Je suis tombée dedans depuis que je suis toute petite. Depuis qu’un jour, j’ai lu sur une page de journal que mon institutrice de CM1 avait collé au pupitre pour un atelier peinture, qu’une mère avait tué ses deux enfants, ses deux filles. Elle les avait droguées et noyées. À peine un entrefilet. Un choc. Alors comme ça, le mal peut-être à l’intérieur ? La mort peut surgir n’importe où, n’importe quand ? Même à la maison ? Depuis, je n’ai de cesse de comprendre. Comprendre pourquoi un jour, un homme, une femme, peut basculer dans le crime. Qu’est-ce qui justifie le passage à l’acte ? Non, pas qui le justifie, qui l’explique. Une tocade comme une autre. Un penchant pour l’enquête. Un reste de ma propre histoire sans doute. C’est comme ça. Ça arrange bien Valérie, ma rédactrice en chef. Elle adore le croustillant tout en m’humiliant tranquillement : « Sabine, elle nous trouvera bien un petit inceste. » En même temps, je lui fais vendre un maximum de papier et de numérique, et elle le sait. Et puis, ça, elle ne le sait pas, mais elle cache forcément sous ses paupières lourdes et tombantes, son ambition aussi démesurée que son sourire carnassier, un secret. Forcément. Elle, la spécialiste du « True Crime » pour intellectuel bon teint. Elle en fait son feuillet central chaque fois qu’elle le peut. Elle est reconnue pour ça, et multiplie son chiffre d’affaire à ces occasions. Elle cherche à résoudre quelque chose. Je m’en fous. Moi, je vis de ma passion, et je prétends même faire le bien, que c’est un échange : je redonne leur vie aux gens. Prétentieux ? Peut-être. Mais, c’est ma conviction. J’en fait même des romans parfois. Si je peux aider. Sauver. Ne serait-ce qu’une personne.
Je termine de me sécher les cheveux. J’enfile ma culotte debout, manquant de tomber, quand je la vois apparaitre à la télé. Elle, la veuve noire de l’Isère, son visage, à la fois beau et vulgaire, intensément sexuel, entre la femme et l’homme. Au-delà du genre. Ange ou démon, elle est le parfait reflet de l’ambivalence humaine. Nous avons tous un monstre tapi au fond de nous. Monica Valois née Salbo fait la une des journaux télévisés et de la presse depuis des mois déjà. Hier, elle a été condamnée à trente ans de réclusion criminelle pour le meurtre de son mari Joseph Valois. Pourtant, il n’y a aucune preuve de sa culpabilité et elle clame son innocence. L’histoire pourrait être banale, elle est hors norme. Les faits sont multiples et les protagonistes nombreux. Pas forcément facile à suivre. Il y a cinq ans, Joseph Valois, le mari de Monica, a été retrouvé mort, carbonisé dans sa voiture, des traces de Temesta dans le sang. Très vite, les soupçons ont convergé vers Monica, son épouse. Pourquoi ? Parce que les proches sont les premiers suspects. Et parce que Monica a le profil de la coupable idéale. Intense en diable, elle s’évanouit quand elle apprend le malheur, sombre dans la démence, séjourne à l’hôpital, pleure comme une veuve grecque et touche l’héritage, notamment la maison. Par ailleurs, comme par magie, les dettes du couple sont effacées, une assurance vie avait été contractée peu de temps avant. Dans le même temps, les enquêteurs découvrent, largement aidé en cela par Anthony Valois, le fils de la victime, furieux, lui d’avoir été spolié, qu’avant Joseph Valois, Monica a vécu une vie sentimentale agitée et surtout jalonnée de mort. Monica a d’abord épousé Michel Leroux, un homme que personne n’a jamais vu avec qui elle a eu une fille : Livia. Cet homme a été hospitalisé pour une maladie inconnue, un empoisonnement dise les mauvaises langues, mais il se refuse à tout commentaire. Elle a ensuite vécu en couple avec un petit trafiquant, Sergio Valbonne. Il a été retrouvé mort asphyxié dans sa voiture, il avait du Temesta dans le sang. L’enquête a conclu à un suicide. Isabella, la fille de Sergio clame que son ancienne belle-mère a tué son père. Elle affirme qu’elle le sait, qu’elle la toujours su. Elle avait effectivement alerté les autorités au moment de la mort de Christophe Valmy, le compagnon suivant de Monica. Christophe Valmy a été lui aussi retrouvé mort asphyxié dans un cagibi avec du Temesta dans le sang. Pour cette affaire, Monica s’est retrouvée mise en examen, seulement voilà, elle avait un alibi. Elle faisait des courses dans un grand centre commercial avec Joseph Valois lui-même. Ils ont été reconnus par plusieurs témoins. Fin de l’histoire. Pas tout fait. Évidemment, tout converge. Preuve ou pas, le passé de Monica joue contre elle et les médias ont tôt fait de lui trouver un surnom : la veuve noire de l’Isère. Issue de l’immigration espagnole, Monica n’a jamais quitté la région de Grenoble.
Malgré l’insistance de Valérie, j’ai toujours refusé de travailler sur cette affaire. D’abord parce que tout a été dit. Les enfants des victimes n’ont cessé d’intervenir dans les médias. Tous la pointent du doigts, tous se sont vautrés dans le grand cirque médiatique pour l’accuser. Et moi, je ne les sens pas. Et je n’aime pas le réchauffé. Quand à Monica elle-même, je ne l’aime pas. Je perçois une sorte de duplicité. J’ai besoin de « d’aimer » mes criminels, ceux que je vais tenter de comprendre. Je dois être capable, si ce n’est de les sauver, certains sont perdus dans les limbes de leur esprit fracassé, de leur rendre leur dignité. Ou alors, je dois me prendre d’affection pour un de leur proche, un enfant, un frère, une sœur, et le sauver lui, lui rendre sa dignité à lui. Valérie m’appelle la Saint Bernard des cas désespérés, elle se fout bien de ma gueule quand même, il faudrait que je le lui dise. Mais ça m’est égal, je sais où j’en suis. Je ne me sauverai pas moi-même. Et encore moins ma mère.
À ce moment-là, la sonnerie de mon téléphone retenti : Val – Rédac. J’hésite une seconde, il est trop tôt, sept heures du matin. Qu’est-ce qu’elle me veut ? Ce n’est pas parce que je n’ai pas de vie que je n’ai pas droit à un peu d’intimité. Je note mentalement d’arrêter de raconter tout et n’importe quoi à n’importe qui. Elle sait la vérité. Peu de mecs passent dans mon lit et, si c’est le cas, ils repartent très vite, soit après un orgasme, soit après un ennui. Pourquoi faire semblant ? Pourquoi partager le sommeil et le petit déjeuner quand on sait qu’on ne se reverra jamais ? De toute façon, la plupart du temps, mes doigts me suffisent. Je laisse passer l’appel. Valérie insiste. Fais-chiez. J’avais repoussé mon jogging du matin par flemme, et pour un peu de tranquillité, pas pour entendre une hystérique qui ne sait même pas qu’elle l’est, m’intimer je ne sais quel ordre que je ne veux pas satisfaire. Au troisième coup, quand même, je décroche, elle sait aussi que je suis insomniaque, elle sait bien que je suis levée. J’ai cru qu’elle était mon amie. Un moment. J’ai l’habitude de me tromper.
- Allo.
- Tu peux pas répondre au premier appel.
- Je suis à moitié à poil.
- Ne me tente pas.
Les pointe de mes seins se dressent, merde. J’attrape un sweat et le met. J’ai envie de me caresser.
- …
- Bon, tu vas me faire un dossier sur la veuve. Ne dis pas non. Elle a été condamnée sans preuve à trente ans de prison. Tu ne peux pas laisser passer ça. Et sa fille est sortie du bois. Ne me dis pas que tu n’as pas vu sa beauté. Elle a besoin de toi.
J’ai beau avoir conscience que Valérie appuie exactement sur les bons boutons, qu’elle me manipule, je sais que je ne vais pas résister. Oui, je l’ai vue : Livia Leroux, la fille de la veuve, celle qui a toujours été là, celle qui a vu les amants et la mort. Son père a refusé tout contact avec la presse. Il a aussi refusé de témoigner au procès. Livia elle l’a fait. Juste après, elle a accepté de répondre aux questions des journalistes massés devant le palais de justice. Non, elle n’a pas répondu aux questions. Elle avait une déclaration à faire. Elle a dit : « Je ne sais pas si ma mère est coupable ou innocente, mais cela ne change rien, c’est ma mère et je l’aime. Alors, j’ai décidé qu’elle était innocente, dans mon cœur. » Ses yeux brillaient de colère et de rage mêlées, d’autre chose aussi, presque de la sagesse, un endroit d’apaisement. Avec ses longs cheveux noirs, Livia ressemble à une indienne à qui on aurait volé la terre mais qui sait, au fond, que c’est son destin, et qui l’accepte.
Monica Salbo vient d’être déclarée coupable de meurtre, elle clame son innocence. Il n’y a pas de preuve. Elle avait un alibi pour la mort de Christophe Valmy. Elle a une fille qui a besoin d’une mère. Elle a une fille qui mérite d’être sauvée. Immédiatement, mon cerveau se met en marche. Est-elle vraiment coupable ? Que cache cette hécatombe ? Qu’a vécu Monica Salbo pour que les hommes meurent à son contact ? Et qu’a fait la justice à part la condamner ? La justice n’a donné aucune réponse, à personne, que celle qui s’étale sur les gros titres. Merde, oui, je vais lui écrire ses cinq feuillets. Son feuillet central.
Contrairement à ce que l’on croit, le travail d’un bon journaliste est d’abord très fastidieux. Il s’agit de trouver des téléphones, soudoyer des flics, des avocats, retrouver des coordonnées, compiler, lire, se faire une idée. Je pars toujours en quête avec une hypothèse. Là, je n’en ai pas. En revanche, je tiens mon angle : Livia Leroux. Je la veux à mes côté. C’est pour elle que je veux enquêter. Sans elle, pas de feuillet. Je l’ai dit à Valérie, c’est à prendre ou à laisser. Je la veux elle. Et je veux le point de vue du reste de la famille de Monica, ses sœurs, ses parents, ceux qui pourraient la défendre ou m’expliquer. Les accusateurs, j’irais aussi, mais je les ai déjà assez entendus. Ils n’ont rien à m’apprendre. Ils n’excitent pas mon besoin d’aller au-delà des apparences, de dessiner l’ensemble. Il n’excitent pas mon besoin d’adrénaline, le goût de l’inconnu, le jamais vu, jamais trouvé. Je suis une ambitieuse. C’est mon point faible. Il y en a qui dise que je suis engagée. Livia Leroux est ma porte d’entrée. Elle n’est pas sa mère. Pas plus que moi.
Enfin, elle m’appelle. Je reconnais son numéro, Livia Leroux, sa voix aussi douce que semblent l’être ses cheveux. Je lui raconte tout ce que je pense, mes croyances, que sa mère n’a pas vécu ces deuils par hasard, que coupable ou innocente, il y a forcément une raison pour laquelle elle est en prison. Que je suis là pour l’aider à trouver quoi. Que c’est important pour elle. Pour sa vie à elle. Le silence qui suit est éloquent et il ne dure pas longtemps. Livia me donne en vrac le numéro de toutes ses tantes. Elles sont cinq sœurs. Sa grand-mère non, elle ne veut pas. Elle est trop vieille, trop fragile. Elle me dit que sa mère va faire appel. Qu’elle lui a affirmé dans les yeux son innocence. Qu’elle était une bonne mère, une bonne épouse, une bonne sœur. Qu’elle ne voit pas, non, vraiment pas, quel chagrin, quel secret, sa mère pourrait cacher. Sa mère était la joie incarnée.
Je regarde en boucle les images des vidéos que Livia m’a envoyées. Monica y apparait effectivement joyeuse, souriante, simple, aidante, aimante, rien d’une femme fatale, encore moins d’une meurtrière. Elle embrasse les enfants, cuisine une soupe pour un repas de gala à l’école de sa fille, envoie une bise à la caméra. Elle est sympathique, ordinaire. Joseph Valois lui semble autoritaire. Livia m’a dit qu’il était un homme dur, surtout avec son fils. Qu’il la prenait sur ses genoux même quand elle avait quinze ans. Qu’il adorait sa mère mais qu’il lui mettait quelques baffes et beaucoup de mains au cul. Monica serait-elle d’abord une victime ?
Je formule une hypothèse : la haine des hommes. Après tout une femme qui choisit de partager sa vie avec trois hommes qui meurent drogués et asphyxiés, qu’elle les tue elle-même, ou qu’elle compte sur le destin, est une femme qui veut se venger. Je postule donc un traumatisme lié à un homme dans l’enfance. Elle est victime et coupable. Je sais qu’elle est coupable. Elle a beau clamer son innocence, avec ou sans preuve, même avec un alibi, elle est coupable. Je le sais, je le sens, je m’en fous. Ce n’est pas ce qui m’intéresse, pour le moment. Plus tard quand j’aurais compris pourquoi et comment, il faudra bien qu’elle avoue. Sinon, elle sera vraiment coupable. Et là, je serai sans pitié.
J’appelle les sœurs de Monica, deux me répondent, Adélaïde, la dernière et Francesca, la « jumelle » de Monica. Francesca est née douze mois après Monica et de l’avis de tous elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau. J’y vais à tâtons. Concernant leur enfance, le discours est le même, comme une récitation bien apprise : « Nous avons vécu une enfance heureuse dans les montagnes. Notre père était dur à la tâche. Il nous laissait sortir, mais quelle que soit l’heure où nous rentrions, le lendemain, on travaillait, la peinture, la toiture, on devait porter des sacs de trente kilos de ciment. » Un instant, je pense aux sacs de gazon de trente kilos de mon père. Adélaïde me glisse que je devrais parler à Marie, leur sœur ainée. Elle me donne son numéro de portable.
Je connais bien la ritournelle de l’enfance heureuse, cet air qui traîne, qui ressemble à une chanson, les mêmes mots, les mêmes intonations. Le lot des enfants maltraités, l’air du déni au mieux, celui du mensonge au pire. Les sœurs Salbo ont vécu un drame, mais quoi ? Des coups ? Des abus sexuels ? Des violences de l’éducation ordinaire ? Du mépris ? De la haine ? Une problématiques de pouvoir ? De lutte des classes ? Du harcèlement ? La présence de fantômes ? À l’origine d’un crime, quand il est de fait divers, il y a toujours un fruit pourri dans l’arbre généalogique de celui qui le perpétue. C’est comme ça. On ne nait pas criminel, on le devient. On accompli l’acte que la famille attend de nous.
Je sors courir, parfois, ça m’aide à penser. Il y a du vent sur le pont des arts. Mon portable sonne. C’est Marie. Merde, je ne vais rien entendre, je n’ai pas de quoi prendre de notes. Je réponds quand même, j’ai trop peur qu’elle ne me rappelle pas, de la perdre. Je suis accrochée, c’est fini pour moi. Tant que je ne saurai pas, je ne lâcherai pas. Ce travail aura ma peau. Je ne pense qu’à ça. Marie me ressert la ritournelle : « Nous avons vécu une enfance heureuse dans les montagnes. Notre père était dur à la tâche. Il nous laissait sortir mais quelle que soit l’heure où nous devrions rentrer le lendemain, on travaillait, la peinture, la toiture, on devait porter des sacs de trente kilos de ciment. » Les mêmes mots exactement, à la virgule près. Alors, mon cœur s’emballe, je m’emballe. Je lui dis que je sais ce qu’elle a vécu, que je l’ai vécu aussi, que nous avons tous nos secrets, nos blessures, que parfois ces blessures saignent jusqu’à tuer. Ou être tué. Que le geste de Monica devrait agir comme une libération. Que je suis une passeuse. Le silence qui suit est incertain. J’entends le vent siffler, je me sens un peu sale, je ne pense pas qu’elles ont vécu ce que j’ai vécu, mais après tout toutes les enfances désastreuses se ressemblent. Je suis la sœur de tous ces criminels, de tous ces enfants de criminel, de tous ces parents de criminels. Pourrai-je tuer un jour ? Passer à l’acte ? Me tuer ? J’y ai pensé parfois. Soudain, Marie reprend son souffle. Elle a décidé.
- Je ne peux rien vous dire au téléphone.
- Je viens, je viens à Grenoble demain.
- …
- Je vous invite au restaurant. Vous aimez quoi ?
- Les entrecôtes.
Je suis végétarienne, mais va pour l’entrecôte.
- Vous connaissez un restaurant, qui sert des entrecôtes et qui vous tente ?
- Oui, mais pas demain, mon mari ne travaille pas. Après demain. Je vous envoie l’adresse.
- D’accord.
Elle a déjà raccroché.
Je rentre chez moi en petite foulée, met une culotte et un tee-shirt dans mon sac, des chaussettes et ma brosse à dent. J’appelle Valérie pour vérifier que mon voyage passe en notes de frais, je regarde les horaires de train. J’aurais la journée du lendemain pour rencontrer un nouveau venu sur ma liste de témoins : Sylvain Talfan, le seul amant de Monica qui ne soit pas mort. Monica n’a eu que cinq amants, elle s’est marié avec deux, trois sont morts, un a réchappé, et finalement il y en avait un autre. Je l’ai retrouvé grâce à Livia. Je me demande pourquoi la police ne l’a pas interrogé. Il n’a même pas été appelé. Quand la justice fera-elle vraiment son travail ? On peut cracher sur les journalistes, parfois, leur ténacité fait avancer l’histoire. Pas moi. Moi, je ne fais pas avancer l’histoire, mais peut-être une histoire. Celle des Salbo. Ou la mienne ?
Dans le train, je pense aux sœurs de Monica. Elles sont toutes rangées, mariées, des enfants, elles se débrouillent. Petite classe, sauf la deuxième, Dolores, la seule qui refuse de me parler. Elle, elle est pharmacienne. Elles ne veulent pas faire de vagues. Elles ne disent pas ce que j’entends : quand on est émigré, on ne fait pas de vagues, on s’intègre, on travaille et on se tait. On ne se plaint pas, et on ne va pas en prison. L’image de ma mère, égyptienne, me traverse l’esprit. Est-ce pour cela qu’elle n’a rien dit ? Qu’elle ne pouvait pas divorcer ? Mon père n’est pas allé en prison. Monica si. Pourtant, entre les sœurs Salbo, je sens un amour sans faille. Monica n’est pas considérée comme le vilain petit canard. Elle est aimée, acceptée, choyée. Elles sont comme les cinq doigts de la main. Elles vont bien, même Monica. Pas de problème particulier. Une chose peut-être, anecdotique, qu’elles me racontent entre deux, elles sont insomniaques. Depuis toujours. Dolores les fournit en somnifères. Soudain, une idée surgit, elle a fourni à Monica le Temesta. C’est pour ça qu’elle ne veut pas me parler ? Les sœurs Salbo semblent ne faire qu’une. Monica serait l’enfant symptôme ? Celle qui crie ce que les autres taisent ?
Sylvain Talfan habite un petit appartement en rez-de-chaussée dans un quartier modeste de Grenoble. Il y a du carrelage partout. Ça sent la crasse, la pauvreté financière et intellectuelle, et la testostérone. Je n’ai même pas besoin de l’interroger, il est ravi de me parler, de tout me raconter.
- J’avais dit à Christophe de ne pas y aller. C’est moi qui lui ai présenté Monica. Christophe, c’était un bon pote de la salle. Il était marié. Niveau cul, Monica, elle était dingue. Cinq, six fois par nuit. Et tout ce que tu voulais, pas besoin de porno, tu l’avais à la maison. Avec les objets et tout. Elle n’était jamais fatiguée, elle en voulait toujours plus, elle m’a fait des trucs, je ne vous dis pas. Je ne savais même pas que ça pouvait exister, et je ne suis pas pédé. Mais quand même, même avec ça, elle avait un pète au casque. Elle ne dormait pas. Je me réveillais parfois la nuit et elle était assise sur la commode. Elle me regardait. Je vous jure, ça me faisait flipper. Au bout de quatre ou cinq mois, je me suis dit faut que tu te tires Sylvain, il faut que tu te tires, sinon tu vas y laisser des plumes, et je me suis tiré. J’ai dit à Christophe de ne pas y aller. Qu’elle était dingue. Mais elle le tenait déjà par les couilles tu penses. Elle avait senti que j’allais me tirer, elle voulait un nouveau pigeon. Parfois, j’en rêve encore la nuit. Monica, c’était une bombe. Le meilleur coup de ma vie. J’ai bien fait de me tirer. Et puis, elle voulait des sous, elle me pompait le dard et mon fric. Elle voulait que je l’aide dans ses magouille. Je me suis tiré. J’ai bien fait.
La sexualité excessive est-elle un crime ? Non, mais le signe d’une errance, oui. Je repense aux objets trouvés sous le lit marital des Valois, les chaines, les menottes, les godemichets. Décidément, Monica, elle, ne s’est jamais rangée. Elle flambait au lit et au casino. Elle escroquait l’état avec une arnaque au permis de conduire dans son auto-école. Je sais d’expérience que Monica a tous les symptômes d’une enfant effractée. La compulsion, les addictions. Le sexe et la volonté de reprendre la main. La possibilité d’être hors la loi. Parce qu’elle-même a été élevée hors la loi ? Dans la loi du père ? Je repousse cette idée trop facile. « Sabine, elle nous trouvera bien un petit inceste. » Non, dans leur façon de parler, je pense que le prédateur est extérieur. Les sœurs Salbo faisaient du hand-ball. Un coach sportif ? Depuis que les scandales d’abus sexuels sortent, le milieu du sport est l’un des premiers à être écorné. Normal, c’est un des endroits où le corps des adolescents s’expose. Parents ignorants.
Il est midi, je me rends « Chez Ginou » le restaurant chic dont Marie m’a envoyé l’adresse, je débarque devant un routier. Les bons restaurants de Marie sont du première gamme. Elle ne doit pas souvent ni y aller, ni se faire inviter. Je m’assois, je patiente et je la vois débarquer. Elle est ronde, blonde décolorée, joviale et les yeux clairs. Elle ne ressemble pas à Monica. Je lui laisse la banquette, commande une entrecôte avec des frites, que des frites pour moi. Elle me regarde, plonge son regard dans le mien.
- Alors vous aussi ?
Je ne sais pas exactement de quoi elle me parle puisse que j’ai prêché le faux pour savoir le vrai. Intérieurement, je me rappelle que si, quand même, c’est un mensonge, une manipulation. Que la fin ne justifie jamais les moyens. Que j’aurais du lui raconter la vérité.
- Moi, je ne savais pas ce que c’était. C’est quand j’ai vu une émission de Jean-Luc Delarue sur le sujet. Je me suis mise à pleurer. J’ai compris que je n’étais pas la seule. Que nous n’étions pas les seules. Il y avait d’autres enfants comme nous. Il a dit le mot inceste et j’ai compris. Quand on était petite, c’est ce qu’on a vécu. L’inceste. À chaque fois qu’on partait en vacances en Espagne chez nos grands-parents on y avait droit. Notre grand-père, il faisait la sieste avec chacune d’entre nous, successivement. Je m’en souviens. Il se mettait sur moi et il grognait, et puis, il puait. Il n’avait pas de sous et il ne se lavait pas. Rien que d’y repenser, j’ai envie de vomir. Je n’en ai jamais parlé. À personne. Ni à mon mari. Ni à mes enfants. Ni à mes sœurs. Mais je sais bien qu’on y est toutes passées. Je suis frigide vous savez.
Et soudain, dans les yeux de Marie, je la vois, la haine des hommes. L’espace d’un instant, elle est là, elle prend toute la place. Et puis, son regard de floute de larmes. Je lui prends la main, tente de contenir le désastre de l’effondrement. Tout prend sens, l’hyper sexualité contre la frigidité, le prédateur extérieur, car les vacances à l’étranger, la chanson bien apprise pour masquer l’innommable, l’inceste. Monica se venge et venge toutes ses sœurs. Je suis désolée. Et finalement je n’ai pas menti. L’inceste est un meurtre d’âme répandu.
Dans ma chambre d’hôtel miteuse, le soir, je ne suis pas fière. J’ai peur d’avoir joué aux apprenties sorcières, que Marie décompense. Qu’il arrive un malheur. Elle avait l’air forte mais qui sait ? Demain, je dois rencontrer Francesca, la « jumelle » de Monica, Marie a insisté, auprès de moi et auprès d’elle. En attendant, je lis la lettre que Monica m’a écrite depuis la prison et qu’elle m’a faite passer par sa fille. Dix pages manuscrites sur des feuilles d’un cahier d’écolier. Un tissu de mensonge. Une victimisation. Monica est une manipulatrice, une séductrice. Elle sera incapable de reconnaitre quoi que ce soit. Elle ne sauvera pas sa fille. Je savais bien que je ne l’aimais pas.
Il est presque dix heure, j’attends dans la salle de petit déjeuner, en formica, la nationale à côté. Francesca a quarante minutes de retard. Elle arrive défaite, Marie a eu un accident, son camion s’est vautré, renversé sur le côté dans le fossé. Merde, je l’ai tuée. En fait non, Marie n’a rien. Elle a insisté pour que Francesca me rejoigne quand même. Elle lui a dit que c’était important. Je comprends que Marie ne lui a rien raconté, que c’est à moi qu’elle a confié la tâche de révéler le secret de famille. Merde, comme si je n’en avais pas assez fait. Je regarde Francesca. C’est vrai qu’elle ressemble beaucoup à Monica. Son visage n’exprime rien. Elle a le masque de ceux qui sont prisonniers à l’intérieur, donne le change, pour l’extérieur. Une seconde, je la vois tuer Christophe Valmy, mettre le feu au cagibi. Et si elles étaient deux ? Et si Monica et Francesca agissaient de concert. Plus Dolores qui fournit le Temesta. D’où l’alibi et l’absence de preuves. Et la solidarité. Comme si toutes le savait ? Le pardonnait ? Francesca me sourit, de ce sourire qui dit la détresse de celui qui le porte. Alors, je lui raconte, ce que Marie m’a raconté, pourquoi elle m’a fait venir. Francesca pleure. Je vois le masque se fissurer. Je me dis que ce n’est pas vraiment mon métier. Même si ça fera un beau feuillet. Voilà ce à côté de quoi la justice est passée. « Sabine, elle nous trouvera bien un petit inceste. » J’aurais préféré ne rien trouver du tout. Francesca s’en va, mon téléphone sonne, je ne réponds pas à Valérie. J’ai envie de tout casser.
Je rejoins Livia dans un restaurant que j’ai choisi, un lieu cosy. C’est le moins que je pouvais faire. Je patiente, je pense à ce que j’ai à lui dire, à Marie qui m’a appelée, s’il vous plait, Livia doit le savoir. C’est vrai, Livia doit savoir pourquoi sa mère est derrière les barreaux. Après tout, c’est peut-être la seule chose de bien dans cette histoire. Peut-être qu’elle au moins pourra se sortir de la malédiction. Trouver un autre moyen d’exister. Livia me rejoint, elle est plus belle en vrai qu’en image, et ses cheveux sont vraiment soyeux. Nous commandons un verre de vin, rouge pour nous deux. Je me dis que ce qui va venir est une drôle de discussion pour une première rencontre, que je suis responsable de ceux que j’ai apprivoisée. Qu’elle va s’ajouter à la liste déjà longue de ceux qui restent dans ma vie, en zone protégée, la zone grise de ma souffrance. De ce que j’en fais.
- Ta mère est coupable, elle a été victime d’inceste de la part de ton grand-père et tes tantes aussi. Parfois, le crime sert. Même le crime sert. Connaitre ce secret te permettra de le dépasser.
Il n’y a pas mille manière de dire ce que j’avais à dire. Elle rappelle le serveur et commande un whisky coca.
Quelques jours plus tard, de retour à Paris, chez moi, je reçois un coups de fil de Marie. Elle a parlé à ses enfants, sa fille a beaucoup pleuré. Elle lui a avoué qu’elle aussi avait été violée, par un animateur de colonie de vacances, ce qui est tu se reproduit. Je lui explique que tout ira bien maintenant. Marie a aussi parlé à Dolores, la pharmacienne, la cheffe de famille. Elle s’est mise à hurlé, que ce n’était pas vrai, qu’il fallait se taire, que Marie racontait du poison, que ça allait tuer leur mère, que c’était son père. Je revois en pensée une photo de leur mère, Maria, une femme obèse, tous ces kilos en trop pour se protéger. A-t-elle été la première abusée ? C’est le silence qui est empoisonné, qui empoisonne. J’ai détesté cette femme, parvenue, dont le prénom est la douleur. Elle n’a peut-être pas tué des hommes, mais elle tue ses sœurs. Et leurs enfants avec elle.
Comme si cela ne suffisait pas, Livia m’appelle dans la foulée pour que dire que sa mère a nié. « Non, ce n’est pas vrai, il ne s’est rien passé. Je n’ai jamais été violée. Je n’ai jamais tué. Tu peux me croire ma fille. Francesca pourra l’attester, on était toujours ensemble. Marie peut-être, c’était l’ainée, mais pas moi, pas nous. » Je soupire, je répète à Livia ce qu’elle sait déjà. Francesca m’a dit que c’était vrai, que le grand-père les prenait toutes les deux ensemble. Elle me l’a dit quand son masque est tombé même si ensuite elle s’est rétractée. C’est pour cela aussi que je pense qu’elle et Monica ont tué ensemble. Les hommes. Livia se tait. Je ne fais pas le poids face à la puissance maternelle. Elle raccroche. Je me cogne à mon impuissance. Monica est une meurtrière et une mauvaise mère. Au moins, ma mère a dit que c’était vrai.
Il est tard. De la fenêtre de mon appartement, je regarde les lumières dans la nuit. Toutes ces vies dissimulées. En ce qui concerne la veuve noire de l’Isère, Valérie aura ses feuillets, et moi ma vérité. Livia m’a rappelée et remerciée. Je ne l’ai peut-être pas sauvée, pas plus que moi, ou ma mère. Mais, quelque chose, dans l’univers a bougé. Est-ce que cela sera suffisant ? Combien de criminels encore faudra-t-il que je comprenne ? Combien d’enfants à soigner ? Soudain, la tâche me parait immense, impossible. J’éteins BFMTV. Il est temps que j’aille me coucher.